LEONA MORGAN, DINÉ, UNE VIE CONTRE LE NUCLÉAIRE
D’après une interview de Leona Morgan
Albuquerque, Nouveau-Mexique
21 septembre 2017
Par Christine Prat
Traduction Christine Prat
Les Territoires Autochtones du sud-ouest des “Etats-Unis” ont été, et sont encore, dévastés par l’extraction d’uranium et les usines de traitement depuis les années 1940, et surtout durant les années 1950 et 1960, pendant la Guerre Froide. Aucune mesure de sécurité n’avait été prise par les compagnies privées, qui ne cherchaient que le profit. De nombreux mineurs, pour la plupart Navajos, et des membres de leurs familles sont morts de cancers et autres maladies. Dans les années 1980, le prix de l’uranium s’est effondré, la plupart des mines ont été abandonnées – mais pas décontaminées. En 2006, le prix de l’uranium a de nouveau explosé. Les compagnies minières ont cherché à rouvrir les mines. Leona Morgan, une jeune Diné [Navajo], dont la famille a été directement touchée, consacre sa vie à organiser les gens contre l’uranium et le nucléaire depuis des années. Actuellement, elle travaille aussi avec des organisations internationales. En novembre 2017, elle est venue à Paris pour des réunions, puis elle s’est rendue à Bonn, pour la COP23, afin d’attirer l’attention sur la question nucléaire, laissée de côté par les participants officiels des COP de ces dernières années, qui veulent limiter la portée de ces évènements à la lutte contre le CO², afin de promouvoir l’énergie nucléaire, en tant que soi-disant ‘énergie propre’. J’ai rencontré Leona en septembre 2017, elle m’a fourni beaucoup d’informations sur son travail (bénévole) et les problèmes d’uranium et de nucléaire au Nouveau-Mexique, où elle vit. En ce moment – printemps 2018 – elle-même et d’autres personnes et groupes anti-nucléaire luttent principalement contre un projet d’enfouissement de déchets extrêmement radioactifs, dans le sud-est du Nouveau-Mexique.
ALBUQUERQUE, Nouveau-Mexique, 21 septembre 2017 – Une jeune Diné parle de sa vie et de son travail contre le nucléaire et les mines d’uranium.
“Je m’appelle Leona Morgan. Je travaille sur les problèmes d’uranium depuis environs dix ans, et j’ai commencé à travailler sur les problèmes nucléaires depuis à peu près cinq ans. Dans l’état du Nouveau-Mexique, nous avons plusieurs sites nucléaires. Mon travail se concentre sur les communautés Autochtones. J’ai commencé à organiser les gens à l’université, il y a peut-être 15 ans.”
A l’époque, elle s’est impliquée, comme étudiante, dans une organisation appelée le Conseil SAGE, qui défendait un site sacré, le Monument National des Pétroglyphes, à l’ouest d’Albuquerque. La ville voulait s’étendre, mais elle est limitée à l’est par la montagne, au sud par la Nation Pueblo d’Isleta, et au nord par les Pueblos Sandia. Donc, les autorités voulaient l’étendre vers l’ouest, aux dépens du Monument National des Pétroglyphes. “Pete Domenici (Républicain), un de nos représentants au Congrès, a sacrifié une partie du Parc National, il l’a soustraite au contrôle fédéral pour l’attribuer à la ville. Ils ont fait passer la décision comme amendement d’un projet de loi du Congrès, qui a été adopté pour aider la Bosnie-Herzégovine.” Leona ajouta “C’est comme cela que j’ai appris comment s’organiser, par la protection des pétroglyphes. Ainsi, j’ai entendu parler des Sites Sacrés, j’ai entendu parler de la construction des mouvements Autochtones, et puis, aussi, j’ai appris la différence entre l’organisation et le militantisme. Puis, j’ai rencontré énormément de gens, à Albuquerque et dans l’état. Ils m’ont mis sur la voie, pour avoir des relations avec des organisateurs, des Peuples Autochtones, et c’est comme cela que j’ai commencé, à Albuquerque.”
Puis, en 2007, Leona entendit parler de l’extraction d’uranium, et assista à des réunions sur la question.
“… au début des années 2000, ma grand-mère est morte d’un cancer du poumon. Nous étions très surpris, nous nous demandions comment elle pouvait avoir un cancer du poumon, elle ne fumait pas. Et ce n’était pas quelque chose de courant, donc elle est morte, sans savoir pourquoi elle avait un cancer. Ça s’est passé ici, à Albuquerque, à l’Hôpital Universitaire du Nouveau-Mexique, quand j’étais étudiante. J’habitais à la résidence universitaire, donc je rendais visite à ma grand-mère. Quand elle est morte, nous ne savions pas quelle était la cause.
Environs six ans plus tard, j’ai entendu parler de l’extraction d’uranium, après avoir terminé mes études. Ils ne nous apprennent pas l’histoire de l’extraction, ils ne nous apprennent pas rien sur les problèmes nucléaires du Nouveau-Mexique, au lycée ou à l’université.”
“Alors, après avoir terminé mes études universitaires, j’ai entendu parler des mines d’uranium, et j’ai été absolument convaincue que c’était ce qui avait tué ma grand-mère. A la même époque, une de mes tantes a eu un cancer des seins, ils lui ont enlevé les deux, et j’ai pensé que ce devait être à cause des mines d’uranium. Une autre tante – mon oncle, son mari, avait été mineur dans une mine d’uranium – a eu une maladie des reins. C’est aussi quelque chose qui peut être causé par l’extraction d’uranium. Ils attribuaient la maladie au fait que les femmes lavaient les vêtements contaminés de leurs maris, alors elle a dû ingérer de l’uranium comme cela. Et elle est morte, je suis convaincue que c’était aussi à cause de l’uranium…”
D’autres membres de la famille sont morts de cancers, mais vu la période de latence, c’est difficile de prouver que c’était à cause de l’uranium. Les compagnies essaient toujours de nier leur responsabilité dans les maladies qui touchent les régions minières. De plus, les compagnies fusionnent, sont vendues, achetées, changent de noms et même de nationalité, et peuvent rejeter la responsabilité sur leurs prédécesseurs pour ce qui est arrivé dans le passé.
La famille de Leona est de la région de Crownpoint, à l’est de la Réserve Navajo, au Nouveau-Mexique. C’est dans cette région que les compagnies minières voulaient à nouveau extraire de l’uranium en 2006. Il y a eu un projet de mine d’uranium à Crownpoint.
Leona est allée à sa première réunion sur l’uranium en 2007. Cette réunion portait sur l’extraction d’uranium sur le Mont Taylor, près de Grants, au Nouveau-Mexique. Le Mont Taylor est une des quatre Montagnes Sacrées pour les Diné, une des limites du Territoire Diné, Dinetah. Il est également sacré pour d’autres Nations Autochtones de la région, qui veulent toutes protéger le Mont Taylor. Actuellement, le territoire de la Nation Navajo se trouve en grande partie au nord de l’Arizona, débordant un peu dans le sud de l’Utah et le nord-ouest du Nouveau-Mexique. Au Nouveau-Mexique, il y a aussi 19 Nations Pueblo, principalement le long du Rio Grande. Les Pueblos ont unifié leur gouvernement, leurs dirigeants se rencontrent une fois par mois. En 2007, à la réunion à laquelle Leona a assisté pour la première fois, ils ont adopté une résolution contre l’extraction au Mont Taylor. Leona se souvient: “Je ne savais pas ce qu’était l’uranium, je n’en connaissais pas l’histoire, mais j’ai appris plus tard qu’il y avait eu beaucoup d’extraction d’uranium au Mont Taylor dans le passé, surtout pour la Guerre Froide, principalement pour les armes. Donc, il y avait beaucoup d’uranium ici. La raison pour laquelle nous avons demandé plus de protection était l’énorme boum du prix de l’uranium en 2006. Donc, les compagnies voulaient recommencer à en extraire. C’est ainsi que j’ai commencé à y travailler.” Mais surtout, Leona s’inquiétait pour la petite ville de Crownpoint, où vit sa famille. “Cette communauté est très petite, mais il y a un hôpital, des facultés, des écoles, des bureaux et des logements, et l’usine de traitement d’uranium était prévue exactement ici:
L’entreprise a commencé par projeter d’extraire de l’uranium à Church Rock, dans les années 1980, et de le transporter sur plus de 72 km à l’usine prévue à Crownpoint. Church Rock, près de Gallup, au Nouveau-Mexique, est le lieu de la plus grande catastrophe nucléaire de l’histoire des Etats-Unis, qui s’est produite en 1979: une digue contenant un bassin de déchets nucléaires s’est rompue et les déchets se sont déversés dans la rivière Puerco. Lorsqu’ils ont décidé de reprendre l’extraction, ils ont prétendu qu’ils allaient utiliser une technique totalement différente, qui n’impliquait ni tas de déchets, ni bassins, ni digues: la lixiviation in-situ [en anglais, “leaching” signifie “infiltration”, mais les exploitants de mines d’uranium francophones préfèrent utiliser un mot que personne ne comprend – NdT]. Ça consiste à extraire l’uranium de la nappe aquifère. A l’état naturel, l’uranium colle aux roches et les eaux souterraines ne le dissolvent pas. La “lixiviation” in-situ se fait en injectant des produits chimiques dans la nappe aquifère afin de détacher l’uranium, puis en pompant l’eau et en filtrant l’uranium. Leona remarque: “Nous, nous ne sommes pas idiots, nous savions que si l’eau profonde est irradiée, ils la pompent, mais dès qu’ils font ça, ça se déplace, et notre eau souterraine est contaminée. Donc, nous nous sommes battus contre.”
En 2005, la Nation Navajo a adopté une loi interdisant l’extraction d’uranium. Cependant, Church Rock et Crownpoint se trouvent juste en dehors des limites de la Réserve Navajo, dans une région appelée ‘l’échiquier’. Leona dit “C’est d’où mes parents sont originaires, ils sont de cette région. C’est un chaos. Il y a beaucoup de pression dans cette région pour la fracturation hydraulique, il y a toutes sortes de minéraux, il y a de l’uranium, du pétrole, du gaz et du charbon.” Donc, la région appelée ‘l’échiquier’ a été divisée en petits lots, qui sont soi des propriétés privées, soi des terres d’Etat. Les Amérindiens considèrent que les terres – qui appartiennent à La Terre – ne peuvent pas être des propriétés, mais seulement utilisées en commun par les créatures qui y vivent. Cependant, les pays capitalistes ne reconnaissent pas les terres ‘d’usage commun’, mais seulement la propriété privée ou d’Etat. De plus, les gouvernements Américains croyaient qu’en faisant des Autochtones des propriétaires, ils pourraient les pousser à adopter le Mode de Vie Occidental. Ainsi, en 1887, les Etats-Unis ont adopté le ‘General Allotment Act’ [Loi d’Attribution Générale de Lots]. Cette loi divisait le Territoire Indien en petits lots, dont certains étaient attribués à des chefs de famille Autochtones (masculins), alors que d’autres devenaient terres d’Etat. Les lots attribués à des Autochtones et les lots d’Etat pouvaient être vendus à des propriétaires privés Blancs. En tant que propriétés privées, les petits lots passaient aux héritiers quand le propriétaire initial décédait, et pouvaient ainsi être divisés entre de nombreuses personnes, qui ne pouvaient pas en vivre. Certains Navajos ont soutenu le projet minier parce qu’ils voulaient de l’argent. Leona dit “Il n’y a pas beaucoup d’emplois, pas beaucoup d’écoles, pas beaucoup d’endroits pour faire les courses, les gens ne cultivent plus leur nourriture eux-mêmes, et vont au magasin pour l’acheter. Parfois, les gens n’ont pas beaucoup d’eau, et ils doivent aller quelque part pour acheter de l’eau. Souvent, les gens déménagent, quittent leur terre, et si une compagnie minière leur dit ‘nous voulons extraire de l’uranium de votre terre, et nous vous donnerons tant d’argent’, c’est facile pour les gens d’accepter. S’ils ne vivent pas sur leur terre, ça leur importe peu. Il n’y a pas beaucoup d’emplois, donc c’est de l’argent facile.” Dès que les compagnies ont acheté un terrain, elles peuvent obtenir une ‘exemption aquifère’ sous leur terrain, ce qui signifie que l’eau sous leur terrain privé est exemptée de la Loi sur la Sécurité de l’Eau. Alors que les permis (de polluer) sont normalement attribués pour un temps limité, ceux-ci sont éternels, vu que, comme dit l’Agence pour la Protection de l’Environnement, “une fois que vous avez exempté une nappe aquifère de la loi, vous ne pouvez plus la nettoyer”.
Leona se souvient d’avoir entendu ses parents parler du boom de l’uranium dans les années 1950. C’était la Guerre Froide, l’Etat avait besoin d’uranium pour les armes. “Mes parents disaient que des gens devenaient riches du jour au lendemain. Alors, les gens qui possédaient un terrain, ceux qui avaient reçu des lots, en bénéficiaient immédiatement, dès qu’ils avaient signé un contrat. Mais personne n’imaginait les impacts et les effets négatifs qui allaient durer toujours, la radioactivité, les cancers. Le cancer n’arrive pas comme ça: la période de latence est d’environs 20 ans. Alors, ils avaient empoché un gros chèque, mais 20 ans plus tard, ils avaient le cancer. Beaucoup de gens en sont morts.”
Dans les années 1980, le prix de l’uranium a baissé et la plupart des mines ont cessé d’être exploitées. Mais en 2006, le prix a recommencé à monter et les compagnies ont voulu rouvrir les sites dont elles étaient propriétaires. Depuis, les prix ont monté et descendu, mais la menace de réouverture des mines ou de l’ouverture de nouvelles, existe toujours. Leona a commencé à travailler contre les mines en 2007, à cause de la menace sur la région de Crownpoint.
En février 2014, elle a commencé à travailler avec Diné No Nukes, une organisation qu’elle a co-fondée et qui a pour but de créer “une Nation Navajo Délivrée de la Contamination Radioactive” – , et, en septembre 2014, pour le Projet de Contrôle des Radiations [Radiation Monitoring Project , qui a été fondé par Diné No Nukes avec deux autres organisations –, en décembre 2016 avec Haul No! et en juillet 2016 avec le Groupe d’Etude du Problème Nucléaire [ Nuclear Issue Study Group]. “Notre équipe consiste en trois personnes: David Kraft, Nuclear Energy Information Service; Leona Morgan, Diné No Nukes; Yuko Tonoshira, Sloths Against Nuclear States. Le groupe de David – NEIS – est de Chicago, Diné No Nukes est d’ici, quant à SANS, Yuko Tonoshira, qui fait la plupart de nos graphiques et dessins, s’y est impliquée après Fukushima. David a travaillé sur les problèmes d’énergie nucléaire dans l’Illinois, l’Illinois ayant le plus grand nombre de réacteurs nucléaires des Etats-Unis, 14 réacteurs. Et nous faisons appel à des instructeurs, à l’expertise de nos amis. L’une est Cindy Folkers, l’autre Lucas Hixon. Notre travail porte essentiellement sur l’éducation: Instructions sur les principes de base de la radioactivité et des radiations. Matériel pédagogique approprié. Instruments pour mesurer et informer sur les radiations. Traduire le jargon compliqué et scientifique de l’industrie en langage ordinaire et compréhensible.”
“Ainsi, nous, le Groupe d’Etude du Problème Nucléaire, nous formons une équipe ici, nous ne voulons pas que notre état devienne une ‘zone de sacrifice’, nous pensons que le Nouveau-Mexique ne devrait pas devenir la poubelle des déchets nucléaires de la nation.” Ce groupe diffère des autres organisations anti-nucléaires du Nouveau-Mexique par sa façon de travailler, la composition de ses membres, et les communautés qu’il essaie de toucher. “Il y a de très nombreuses organisations anti-nucléaires au Nouveau-Mexique, la plupart de leurs membres sont âgés, et beaucoup sont des hommes blancs âgés. Trop souvent, ces gens deviennent experts et travaillent beaucoup, mais ils ne partagent pas leurs connaissances de manière accessible, avec les jeunes. Ils voudraient peut-être impliquer des gens plus jeunes, mais ils ne sont pas organisateurs. Nous sommes organisateurs, nous sommes des artistes, des gens de la communauté.” Leona ajoute “Nous incorporons toutes nos cultures différentes, la plupart des dirigeants du groupe sont des femmes. Nous sommes aussi sensibles aux problèmes de la communauté LGBT, pas seulement à ceux des gens de couleur”. Le groupe est nouveau, “…nous sommes encore préoccupés par la façon dont nous allons travailler. Mais, parce que nous sommes nouveaux, nous avons beaucoup de flexibilité, et nous avons beaucoup d’occasions de faire de ce groupe ce que nous voulons qu’il soit. Parce qu’à l’heure actuelle, beaucoup de groupes ne savent pas comment se parler, ne s’aiment pas, tandis que nous, nous voulons travailler avec tout le monde.”
Actuellement, juin 2018, le groupe s’occupe essentiellement de la lutte contre un projet d’enfouissement de déchets nucléaires extrêmement radioactifs, dans le sud-est du Nouveau-Mexique. Officiellement, il s’agit d’un site ‘temporaire’, mais les opposants craignent qu’il ne soit permanent (voir article précédent).